Musique : Schubert, Das Wandern
(pour activer la musique, faire "clic droit" puis "ouvrir dans un nouvel onglet")
Comme vous avez déjà certainement pu le deviner dans certains de mes précédents articles, Etat Libre d'Orange est une marque que j'aime bien. Bien évidemment, on peut leur reprocher pas mal de défauts : des compositions parfois un peu bancales, certaines matières premières de qualité moyenne et évidemment une image parfois un peu ridicule. Soit. Mais, s'il y bien quelque chose qu'on ne pourra jamais reprocher à cette marque, c'est de ne rien évoquer. Chacune des compositions que j'ai pu sentir, à ce jour, m'a paru incroyablement explicite, et pas seulement d'un point de vue purement sexuel (et c'est d'ailleurs en grande partie grâce au pouvoir d'évocation de l'odorat que je me suis tournée vers le monde du parfum). Si, côté évocations parfumées, la maison Guerlain est reine, celle-ci m'évoquerait plutôt la peinture impressionniste, jouant sur l'émotion et les sensations. Chez ELO, on est vraiment dans l'hyperréalisme. Et pas toujours du meilleur goût, d'ailleurs. Je pense que c'est principalement dû au fait que pratiquement toutes leurs créations ont une structure baroque, et que pour la plupart, cette structure vient du fait que le nez veut raconter une histoire : l'angelot baroque (je parle ici de peinture) tout en chair et en dorures du Divin Enfant, le matador de Vierges et Toreros, etc. Histoires plus ou moins sensuelles (voire sexuelles). Ou pas.
Eloge du Traître est à l'heure actuelle une de mes références préférées chez Etat Libre d'Orange. Ce n'est certes pas la création qui a l'identité olfactive la plus marquée, ni la plus originale de la gamme mais je lui trouve malgré tout de nombreuses qualités, et en particulier d'être bien équilibrée et d'avoir un très grand pouvoir d'évocation.
Dans l'ensemble, Eloge du Traître se présente comme étant un fougère de facture assez classique aux accents aromatiques. Plus proche de Jicky que de Le Mâle, la lavande en moins. La tête tourne autour de notes d'armoise et de clou de girofle qui donnent un effet de végétation assez « épicée », et assez âpres dans l'ensemble. On retrouve ces notes d'armoise dans le Bandit de chez Robert Piguet, bien que celles-ci m'apparaissent à la fois comme étant plus« brouillées » mais en même temps plus agressives dans une composition qui tourne majoritairement autour de cuir et de tabac. Ici, c'est un effet de végétation qu'on ressent davantage : l'armoise étant très certainement renforcée ici par un accord assez classique de géranium et d'agrumes (très certainement de la bergamote : étant assez insensible aux agrumes lorsque ceux-ci se présentent en note de tête, je les devine plus que je n'arrive à les sentir). Ensuite, le côté végétal est renforcé avec un coeur riche en laurier et en pin, deux notes que je trouve assez difficiles à manipuler : la première risquant, si elle est mal utilisée, de tomber dans le côté pot-au-feu, et la seconde, dans le côté désinfectant. J'aime beaucoup l'odeur du laurier : elle me rappelle à la fois le savon d'Alep mais également des odeurs de cuisine et de potager. Pour adoucir ces deux notes, on retrouve un accord - un peu pervers, il faut le dire - de cumin mêlé à de l'hédione, molécule rappelant le jasmin. C'est ce même accord que l'on retrouve dans Eau Sauvage et qui vient débaucher ce parfum qui, sinon, risquerait de tomber dans le registre « cologne pour pépé ». Enfin, on a un fond boisé qui mêle le patchouli à des notes plus chaudes de cuir. Et des muscs en faible quantité, histoire de donner un peu de consistance au tout.
Dans l'ensemble, je trouve qu'il y a une forte ressemblance entre cet Eloge du Traître et le merveilleux Fou d'Absinthe de l'Artisan Parfumeur, créé par Olivia Giacobetti, et notemment pour tout ce qui concerne leurs notes de tête et de coeur. Mais, plus encore que Fou d'Absinthe, Eloge du Traître semble reprendre l'équation utilisée pour les notes de fond dans Bel Ami, de chez Hermès : un fond boisé (presque chypré) et animalisé, annoncé par des notes de coeur épicées.
Disons que globalement, j'apprécie beaucoup les fougères aromatiques lorsque celles-ci ne surjouent pas la carte du mâle hyper testostéroné. Et ce parfum joue avec élégance sur ce registre.
C'est dans sur un registre plus sensible, moins macho que se développe l'Eloge. Ses accords aux accents à la fois rétro et sensibles me font invariablement penser au mouvement romantique, allemand en particulier (ou plutôt au Sturm und Drang – Tempête et Elan- , mouvement précurseur du romantisme presque exclusivement allemand). En fait, aussi étrange que cela puisse paraître, j'associe mentalement cette fragrance au livre fondateur de ce mouvement, Les Souffrances du Jeune Werther de Goethe (c'est également le premier roman du poète allemand). Et ce par les notes de pin, que j'associe à la Forêt Noire, tout en forêts et en sommets ; par ses notes aromatiques d'armoise, évoquant plutôt un village alsacien paisible endormi par la chaleur en plein après-midi de juin ; et par ses notes orientalisantes de savon d'Alep (un idéal de voyage, d'un ailleurs plus ensoleillé, leitmotiv romantique à la Delacroix ?).
Der Wanderer über dem Nebelmeer, Caspar David Friedrich.
Eloge du Traître, c'est le parfum que j'imaginerais porté par le jeune romantique allemand, la figure classique du « Wanderer », qu'il soit peint en Voyageur au Dessus de la Mer de Nuages de Caspar David Friedrich ou chanté dans un opéra de Schubert. Werther est un peu tout cela. Voyageur solitaire, il se meurt d'amour pour Lotte (Charlotte), laquelle est cependant promise à un autre, Albert. Bien qu'elle le sache épris d'elle, Lotte ne cède pas à ses avances, se marie avec son promis et demande à Werther, par convenance, de la voir moins souvent. De plus en plus désespéré, Werther finit par demander à Albert de lui prêter ses pistolets « pour un voyage », ces derniers lui étant remis par une Lotte éprouvée. Wether finit par se donner la mort d'une balle dans la tête, mais ne meurt qu'au bout d'une longue agonie. Il finit enterré sous un tilleul, arbre souvent décrit dans ses lettres par le héros.
Roman-clef du Sturm und Drang, Werther reçut de vives réactions à sa parution. Que ce soit du côté de ses admirateurs et de ses détracteurs d'ailleurs, puisqu'il abordait un le suicide, thème tabou à l'époque, mais qu'on retrouvera par la suite dans de nombreuses oeuvres, romantiques ou non (j'ai notamment en tête un tableau exposé au Palais de Beaux-Arts de Lille représentant une jeune femme essayant de se donner la mort par asphyxie).
Outre le personnage principal, Werther, le Traître évoque par ses accents aromatiques légèrement résineuses les paysages de campagne et de montagnes plantées de sapins décrits dans l'oeuvre, riche en allusions olfactives. Dès la première « lettre » (car les Souffrances du Jeune Werther est un roman épistolaire), le ton est donné : descriptions d'une nature joyeuse et accueillante, et surtout, cette phrase, naïve et exaltée : « Il n'est pas d'arbre, il n'est pas une haie qui ne soit une gerbe de fleurs et l'on voudrait devenir hanneton pour voguer dans cet océan de senteurs parfumées et y trouver toute sa pâture ».
Tout comme la progression qui s'opère en Werther et dans le paysage qui l'entoure (le paysage, reflet de son âme tourmentée ?) la progression olfactive va elle aussi en s'assombrissant. Gai, lumineux au départ, il se pare par la suite de riches accents pour finir dans des tons froids, sombres, pour mieux préfigurer une mort horrible certes, imminente, mais salvatrice.
Ce parfum a été conçu pour rendre hommage à tous les grands traîtres : Judas, Remus, Brutus... Traîtres qui ont fait l'histoire, assassins, délateurs en tous genres. Mais à chaque fois, la victime est un Autre.
En se suicidant, Werther ne commet pas une traîtrise envers quelqu'un d'autre mais envers lui même. Le refus de la vie, n'est-ce pas la plus grande des traîtrises ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire